« Croiser génération et expérience » : il n’y a pas meilleure formule pour parler des Biennales de la jeune création théâtrale qui se sont déroulées d’avril à octobre 2021 en Auvergne Rhône-Alpes. Les Envolées s’adressent à ceux qui souhaitent rendre visible leur premier geste théâtral dans une démarche de professionnalisation. Elles accompagnent trois jeunes équipes de la région dans le processus de création théâtrale de textes contemporains. Après l’édition 2020 où les 3 projets lauréats étaient ceux d’anciens d’Arts en Scène, cette année encore, l’édition 2021 a réservé des surprises !
Arts en Scène a eu le plaisir de compter trois de ses élèves, actuelles ou anciennes, parmi les trois metteuses en scène sélectionnées pour l’expérience. C’est une immense fierté pour nous et un challenge tout aussi grand pour nos jeunes artistes contemporaines et leurs projets : Poings mis en scène par Siegrid Reynaud, Terres Mères de Anca Bene et Strip-tease & Rêve avec revolver de L’amour est un franc-tireur mis en scène par Gabriela Alarcón Fuentes.
Nous avons recueilli leurs ressentis à travers les projets, les envies et l’engagement qu’implique un tel évènement dans la carrière de jeunes artistes. Nous leur laissons la parole.
Interviews
Arts en scène : Quelle artiste êtes-vous, quel est votre travail ?
Gabriela Alarcón Fuentes : Je suis metteuse en scène et comédienne. J’ai été comédienne compagnonne au Geiq théâtre entre 2016 et 2018 où j’ai travaillé avec plusieurs compagnies d’AURA. Depuis je travaille avec No man’s Land, Spell Mistakes, d’Amau, les Trois Huit. En 2018, j’ai traduit et co-mis en scène Un étranger de Moises Mato Lopez, créé au Point du Jour, en collaboration avec Maianne Barthes (cie Spell Mistakes).
En 2019, j’ai créé la compagnie Argoti, avec laquelle j’ai mis en scène L’amour est un franc-tireur, de l’argentine Lola Arias ; projet lauréat des Envolées. La compagnie est associée au théâtre des Clochards Célestes pour la saison 2021-2022. J’axe mon travail de mise en scène autour de trois thèmes : le rapport à la langue, les rapports Femme/Homme et les rapports Sud/Nord. Je développe un travail autour des écritures contemporaines latino-americaines jamais montrées en France.
Dans ce sens, ma prochaine création, Chemins de Sang est une adaptation loufoque et queer du petit chaperon rouge et a été écrite par le brésilien Camilo Pellegrini. J’associe mon travail de metteuse en scène à la transmission, à travers les ateliers que je mène auprès de publics très différents (petite enfance, collège ateliers bilingues et de pratique hebdomadaire). Je suis notamment engagée dans l’association Holarè, avec laquelle je mène un travail de transmission et de recherche auprès de jeunes comédiens et comédiennes en voie de professionnalisation au Sénégal, aux côtés du comédien Mbaye Ngom.
Siegrid Reynaud : Bonjour, je suis Siegrid Reynaud, je suis comédienne et metteuse en scène sur Lyon. J’ai monté le Collectif Odradek à ma sortie de l’école Arts en Scène, avec trois autres comédiennes/porteuses de projet de la promo 2016-2019. Je travaille essentiellement dans ce Collectif aujourd’hui, prenant en charge une part de l’administration et de la création artistique. J’ai également été comédienne au sein du Collectif Bis, et avec la Cie Joe Vermeille et la Cie flottante depuis 2021 (cette année).
Je m’intéresse au cinéma et j’ai travaillé un an comme directrice de casting et première assistante à la réalisation d’un long-métrage, qui s’appelait Capital et porte désormais le nom de Volta, réalisé par Tristan Noël et Lucas Noël que j’ai rencontré à Arts en Scène.
J’aime travailler sur des textes dans une approche assez collective, abordant de front les différents aspects de la création : interprétation du texte, jeu, espace, technique. J’écris et j’aimerais à terme mêler mon écriture à mes créations scéniques.
J’ai besoin qu’il y ait du sens derrière les projets, et je m’intéresse beaucoup aux thématiques sociales, écologistes, humaines et politiques.
ARS : Pouvez-vous me parler de votre expérience aux Envolées ? Pourquoi avoir choisi d’y participer ?
GAF : L’expérience aux Envolées a été super intéressante. Grâce à ce soutien, j’ai pu créer les deux premières parties de L’amour est un franc-tireur (strip-tease
& rêve avec revolver), qui est une trilogie. J’ai pu créer dans des conditions plus confortables et ce tremplin m’a permis de mener à bien le projet de la trilogie qui comptait une équipe de 10 personnes. J’ai voulu participer aux Envolées, car c’est un dispositif d’aide précieux.
SR : Nous sortions tout juste de l’école avec Eline Vey quand on est tombées sur l’annonce des Envolées. Cet appel à projets correspondait exactement à nos besoins en tant que jeune compagnie : soutien administratif, apport en co-production, prise en charge d’une bonne partie des aspects logistiques qui représentent une part énorme du travail pour une jeune compagnie.
Au vu des conditions de candidature (présenter un projet qui regroupe une équipe réduite), j’ai choisi de proposer un texte que je gardais en tête depuis quelques années. Le soutien des Envolées permettait de créer ce projet, ce qui n’aurait pas été possible dans les conditions « habituelles » que nous offre une sortie de formation.
ARS : Pouvez-vous nous parler du projet que vous y présentez ?
GAF : Le projet est une trilogie de l’autrice argentine Lola Arias. La pièce est en trois parties. La première partie raconte un appel téléphonique à 2 heures du matin entre une femme et un homme qui ont un bébé ensemble. Il et elle ne sont plus ensemble, ne s’aiment plus ; mais ont malgré tout besoin l’une de l’autre pour avancer. La deuxième partie raconte la rencontre d’une jeune femme et d’un homme, qui après une nuit en boite, passent un petit matin à se rencontrer et à jouer l’amour sous différentes facettes. Leur cocon leur permet d’échapper, le temps d’une nuit, à la violence du monde extérieur. La troisième partie raconte un rêve. Il s’agit d’une roulette russe menée par une petite fille rousse de 11 ans. Les joueurs viennent nous dire leurs derniers désirs avant de mourir.
Lola Arias nous propose un monde post-apocalyptique avec pour toile de fond un quartier de Buenos Aires. C’est sa porte d’entrée pour émettre des hypothèses, débattre et se confronter à la société dans laquelle nous vivons. L’amour est un franc-tireur, ce sont des histoires d’amour qui mettent en scène des couples : petites sociétés en lutte et en mouvement, qui se heurtent à leurs limites et contradictions. De ces conflits nait une poésie qui déplace notre regard et qui ouvre une brèche par laquelle le rêve s’insère, pour créer un état d’incertitude palpable qui ne tient qu’à un fil invisible. C’est ce fil qui lie les individus entre eux qui me fascine, que j’aimerais mettre en évidence. Ce lien fait de fonctionnements répétés, de rôles attribués et de rapports normés entre les femmes et les hommes. C’est en questionnant notre propre rapport aux relations que nous tentons une énième fois, de déchiffrer ce qu’on appelle l’amour.
Avec ce projet, j’ai souhaité partager un peu d’Amérique latine. J’ai voulu traduire au plateau les grands espaces de la Cordillère, embarquer les spectateur.ices dans une atmosphère de rêve. C’est par la musique et les lumières que j’ai voulu traduire cette ambiance.
SR : J’ai mis en scène une pièce de Pauline Peyrade qui s’appelle Poings, et qui raconte une relation toxique entre une femme et un homme. On plonge dans la vision de « Moi », la femme de l’histoire, qui évoque ses difficultés et la lutte avec elle-même pour s’échapper de cette relation. Il est question de violences sexuelles, morales et psychologiques, et la pièce résonne avec de nombreuses situations que l’on peut retrouver dans les couples.
ARS : Pensiez-vous un jour être sélectionnée par un tel dispositif, parmi 50 autres projets ?
GAF : J’imagine toujours que je vais être sélectionnée, sinon je ne postulerais pas ! Blague à part, j’ai l’impression que pour faire ce métier il faut être tenace. J’ai postulé beaucoup de fois a beaucoup de dispositifs. Je pense qu’il ne faut pas lâcher, à un moment, ça finit par marcher !
SR : PAS. DU. TOUT. Nous avons monté le dossier très rapidement (en trois jours avant la date limite de candidature) et il nous semblait difficile de convaincre les membres d’un dispositif aussi imposant, juste par les mots et l’écriture d’un dossier. Il semble que le texte de Pauline Peyrade était déjà bien connu par les organisateur.rice.s, et que le projet de mise en scène que nous proposions leur paraissait cohérent.
Quand j’ai eu la nouvelle de la sélection, c’était une grosse surprise et j’ai mis du temps à me sentir à la hauteur du soutien. C’est difficile de sentir légitime de bénéficier de moyens pour créer, quand autour on se prend autant de portes fermées. Même aujourd’hui et après leur soutien durant deux ans, j’ai du mal à trouver ma place en tant qu’artiste de 24 ans dans le contexte social et le paysage culturel d’aujourd’hui.
ARS : Que vous a apporté votre formation à l’école Arts en Scène que vous pourriez mettre en lien avec votre travail ?
GAF : Ce que je garde de ma formation à Arts en scène (je suis sortie en 2014) c’est l’écoute, l’autonomie et l’importance de s’adapter et être malléable. C’est une formation qui m’a appris à me connaitre et à découvrir l’univers que j’avais en moi. Cette école m’a permis d’éclore et d’affirmer mes choix esthétiques.
SR : Wouah l’apport est énorme. C’est la principale formation que j’ai faite pour me former au jeu, et je dirais qu’elle m’a apportée énormément de clés pour jouer, diriger des acteur.rice.s, et découvrir la manière dont j’avais envie de travailler avec une équipe. Par contre je dois avouer que c’est la prépa littéraire que j’ai suivie avant qui m’a aidée à développer l’écriture, et à savoir comment présenter de bons dossiers de candidature.
ARS : Cette année la sélection est exclusivement féminine. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
GAF : J’ai envie de dire eh ben voilà ! Je suis de celles qui pensent que si on fait un minimum son travail correctement on se rend compte qu’il n’y a pas besoin de quotas, etc. On se rend tout bêtement compte que le travail artistique produit par des femmes est de qualité. Je ne sais pas si c’est un acte militant de la part du troisième bureau, mais le fait est que ces trois textes sélectionnés sont très bons et ils ont été écrits par des femmes. Ensuite, les porteuses de projet ont eu l’intelligence de les choisir (et de l’écrire pour ce qui est du projet d’Anca).
Ce que je veux dire par là, c’est que je suis fière d’être une femme de théâtre, et de voir qu’à mes côtés, dans le paysage émergeant lyonnais, il y a aussi d’autres femmes de théâtre qui se frayent un chemin.
Cela représente une réalité aussi. Nous sommes plus de la moitié à présenter les concours et auditions. Mais après l’école, dans les instances dirigeantes, à la tête de CDN, théâtres et compagnies conventionnées et soutenues, il y a plutôt des hommes. Il n’y a qu’à voir les rapports du mouvement H/F.
J’espère aussi que cela va encourager d’autres jeunes artistes femmes à se lancer et à créer.
Bref ! Je pense que c’est super que ce soit exclusivement féminin !
SR : C’était très enthousiasmant de le découvrir, et de voir également que nous étions passées par la même formation. Je ne me rends pas encore compte des freins que comporte le fait d’être une femme metteuse en scène – à ce stade le plafond de verre est encore discret –, mais je vois bien le peu de place qu’ont les autrices dans la représentation des textes montés, et je subis celui des actrices dans les rôles qu’on nous attribue.
Je suis très heureuse que le choix des Envolées se soit porté sur trois textes d’autrices, en plus de trois metteuses en scène, et que la subjectivité du regard féminin puisse être mise en avant.
Surtout lorsque l’on traite de thématiques féministes comme dans Poings.
Merci au comité de sélection.
ARS : Qu’avez-vous comme projet pour la suite ?
GAF : En ce moment, je fais partie d’un projet qui s’appelle Pulpo, mené au Nth8. Il s’agit de RDV proposés entre le 7 novembre et le 12 décembre pour découvrir le théâtre contemporain latino-americain (mon petit dada !). Les propositions sont souvent bilingues. Dans ce cadre, je présente une étape de ma prochaine création Chemins de Sang, de Camilo Pellegrini.
Par ailleurs, je suis en train de créer un projet autour de figures féminines puissantes, d’illustres inconnues, à partir du jeu Bad Bitches Only. Ce projet réuni plusieurs artistes et femmes de théâtre et sera le projet qui inaugurera un festival de création féminine qui aura lieu à l’automne 2022.
SR : Les questionnements existentiels de la sortie d’école se sont mêlés à ceux des crises sanitaires et culturelles : c’est compliqué aujourd’hui d’avoir une idée claire de l’avenir.
Je continue à travailler sur Macbeth (que nous jouons du 11 au 14 novembre au théâtre du Gai Savoir) et nous allons poursuivre la diffusion de Poings qui peut désormais prendre son envol après l’accompagnement des Envolées.
Ensuite : écrire, jouer, mettre en scène de nouveaux projets, me former en administration : pleins de chemins sont possibles !
J’ai rencontré de très chouettes personnes récemment avec qui se dessine le projet de mêler théâtre et navigation… J’espère que cette idée s’envolera elle aussi !
ARS : Avez-vous des anecdotes ou des remarques à nous communiquer sur votre expérience aux Envolées ?
GAF : Les envolées c’est super chouette et je ne saurais qu’encourager les jeunes compagnies à postuler ! L’accompagnement est très formateur et des fois cela peut être le petit coup de pouce dont on avait besoin pour concrétiser un projet. Et puis la date au Festival Textes en l’air à son charme. Pour ma part, j’ai eu la chance de jouer à la basse court, à côté de l’abbaye, un soir magnifique de pleine lune. C’est une expérience incroyable que je ne suis pas prête d’oublier. D’autant que cette date a été la première pour nous avec du « vrai » public, après plus d’un an de reports
Photo : Guillaume Lenoble / Charlie Salmeron